Sofia Djama, réalisatrice, affirme sans détour dans cette interview que la liberté est indispensable à l’existence du cinéma, tout en abordant la récente loi sur l’industrie cinématographique adoptée par les députés de l’APN. C’est ce que rapporte le site d’information tsa-algerie.
Vous avez participé aux assises nationales pour la relance du cinéma qui ont débouché sur un nouveau projet de loi relatif à l’industrie cinématographique qui a été adopté par l’APN le 4 mars dernier. Vous avez critiqué le projet de loi. Pourquoi ?
Sofia Djama : Je suis allée aux assises nationales pour la relance du cinéma algérien la fleur au fusil, j’ai cru à l’initiative de la ministre et à son discours, dans lequel elle a déclaré publiquement que c’était à nous, les professionnels, de penser cette loi. Force est de constater qu’elle n’a pas tenu ses engagements.
Le projet de loi qui a été adopté par l’Assemblée nationale populaire est à l’opposé de ce que nous réclamons : à savoir la consécration de la liberté de création et une vision moderne, aux standards internationaux, qui permettrait à l’Algérie de trouver sa place sur la scène internationale.
Nous demandions également que notre secteur puisse s’appuyer sur un centre du cinéma algérien indépendant du ministère de la Culture. Dans ce projet de loi, les cinéastes sont passibles de prison pour délit de création.
Les cinéastes sont des justiciables comme les autres et le ministère de la Culture n’a pas à se substituer à la police et à la justice dans le cas où nous ne respecterions pas la Constitution.
La ministre a donné des gages aux islamistes et aux populistes. J’ai écouté avec effroi quelques interventions qui nous rappellent tristement le programme de l’ex-FIS en 1990. Nous avons été insultés par des élus dans cette assemblée devant une ministre complaisante.
Quelles sont les nouvelles initiatives qui ont été prises dans ce projet de loi en faveur des producteurs et réalisateurs ?
Sofia Djama : Je ne vois que des contraintes et des sanctions dans ce projet de loi. Nous nous retrouvons avec un texte creux, vain et sans ambition, avec parfois même des erreurs de définition des métiers du cinéma.
Il ne mentionne pas la création de ce centre du cinéma que nous appelions de nos vœux pour gérer et réglementer le fond du ministère par le biais des commissions indépendantes constituées de professionnels.
Avec un tel centre, nous aurions pu créer des soutiens avec un calendrier de dépôt et des commissions dédiées aux différentes étapes de fabrication des films.
Un centre qui aurait pu développer une réflexion stratégique sur un cinéma national grand public qui puisse être rentable et alimenter la création d’un cinéma d’auteur indépendant, vitrine de l’Algérie dans les festivals internationaux de catégories A tels que ceux de Cannes, Venise, Berlin, Locarno…
Nous avons expliqué que des films critiques ou subversifs contribuent à renforcer l’image d’un gouvernement bienveillant et soucieux de la démocratie et de la liberté d’expression.
Au lieu de cela, nous avons un ministère de la Culture omnipotent qui décide de la validation des scénarios, des autorisations de tournage, des visas d’exploitation…
Lorsqu’il subventionne en partie le projet, il se positionne par ailleurs comme producteur délégué, or, ce n’est pas sa fonction de décider des partenaires financiers du film, de sa stratégie de sortie, de ses ventes, des festivals où concourir….
Avec cette loi, aucun producteur étranger sérieux ne se risquerait à envisager une coproduction en Algérie : la difficulté d’obtention des autorisations de tournage, des visas pour les équipes étrangères, l’absence de facilitation fiscale, un système bancaire archaïque qui rend illusoire les échanges financiers entre plusieurs pays de production, la pression de la prison qui pèse sur le producteur algérien qu’il soit exécutif, coproducteur ou associé, un officier qui peut arrêter à tout moment un tournage après interprétation d’un plan qu’il jugerait contraire aux mœurs de la société algérienne…
Sans compter que les scénarios, qui étaient déjà lus autrefois par le ministère de la Culture, doivent désormais l’être par d’autres lecteurs non-professionnels d’autres ministères, lorsqu’ils traitent de sujets politiques, de figures nationales…
Bref, rien qui n’encouragerait des sociétés de production à envisager l’Algérie comme un territoire de tournage, donc de dépense de devises et de transfert d’expérience pour les équipes algériennes.
Ils préféreront tourner dans d’autres pays comme la Tunisie ou l’Arabie Saoudite qui deviennent de plus en plus offensifs par la création de dispositifs financiers attractifs pour les coproducteurs étrangers et locaux.
Les pouvoirs publics ont exprimé leur volonté de renforcer le budget alloué au cinéma en réactivant le Fonds de soutien au Cinéma et Arts. Qu’en pensez-vous ?
Je pense que sans liberté, sans un centre dédié conçu et réfléchi avec les professionnels du secteur, il est vain de renforcer le budget pour les raisons que j’ai citées plus haut.
Ce projet de loi oblige les producteurs à achever leur film en 24 mois. Est-ce que c’est possible ou non ?
Chaque film est singulier, en moyenne, on donne 24 mois pour la production. Mais pour financer un film, il faut déposer nos projets à des guichets internationaux qui ont un calendrier propre et qui ne se présentent parfois qu’une fois par an.
Cela nous rend tributaires des dates de tous ces guichets et de leurs commissions. Il est possible que 24 mois n’y suffisent pas, notamment quand nos projets sont invités à être représentés après réécriture ou précision de certains éléments artistiques.
Il faudrait donc un système de dérogation qui nous donne un délai supplémentaire.
Le délai de tournage d’un film peut aussi être lié à la saison souhaitée par le réalisateur, à la disponibilité des acteurs ou des chefs de postes. Un projet peut être ralenti par une post-production complexe. Il y a plusieurs raisons qui font qu’on ne puisse pas livrer un film en 24 mois.
Dans ce projet de loi, il est question de créations de studios, d’écoles de cinéma… L’État s’engage à financer les œuvres cinématographiques produites à hauteur de 70 % à travers un crédit bancaire. Est-ce suffisant ?
Le fond public n’a pas à représenter la majorité du budget du film. Pour créer une dynamique et un écosystème viable, il faudrait multiplier les guichets, les obligations pour les chaînes télé, les taxes sur les opérateurs téléphoniques, un fond dédié au cinéma avec une commission dans les wilayas, un crédit d’impôt…
Obliger les banques à jouer le jeu par un crédit dédié, ça serait une bonne initiative, cependant, je serais curieuse de savoir comment ils vont organiser cela ? Y aurait-il une commission de lecture en interne à la banque ?
Serait-elle composée de professionnels ? Ou alors seuls les films ayant obtenu le fond du ministère de la Culture seraient éligibles, ce qui exclurait d’autres films qui auraient pourtant un potentiel ?
Sans compter qu’un crédit implique un retour sur investissement que l’environnement algérien, notamment en nombre de salles, garantit encore plus difficilement qu’ailleurs.
Quant aux écoles, c’est important dans l’absolu, mais rien n’est détaillé à ce sujet dans la loi. Va-t-on y enseigner la meilleure façon de respecter les constantes nationales ?
Concernant les studios, ils deviennent rentables en y multipliant les tournages, notamment par le biais de coproductions étrangères. Or, l’écosystème algérien et la loi proposée ne laissent pas présager de la possibilité de remplir ces conditions.
Avez-vous eu votre mot à dire, lors de ces assises nationales, en tant que professionnelle du cinéma ?
Depuis plusieurs années, nous sommes nombreux à exprimer nos inquiétudes et revendications et à alerter le gouvernement.
Plus personnellement, j’ai profité du fait que j’étais lectrice de scénarios au sein d’une commission du ministère, en 2023, pour partager ma connaissance de l’industrie en rédigeant des recommandations, certaines plutôt techniques, mais je n’ai eu aucune réponse.
L’une de ces questions concerne d’ailleurs le fait que j’ignore si je suis toujours lectrice ou non ; je vais devoir poser la question via huissier de Justice.
Les assises ont été un endroit où on a eu l’illusion d’avoir été entendus. Une année plus tard, nous avons le goût amer d’une profonde déception qui coule dans notre gorge.
Que faut-il faire pour que le cinéma algérien retrouve son lustre d’antan ?
Il faut que le Conseil de nation qui va examiner bientôt ce projet de loi ne cède pas aux populistes et aux islamistes et libérer les énergies. Nous sommes critiques, mais nous aimons notre pays.
Le cinéma n’est pas qu’une industrie, mais également un art, et comme toute expression artistique, elle ne peut exister sans liberté.
La singularité d’une œuvre peut ébranler, mais tout ce qui crée du débat nous grandit, elle participe à émanciper la société. Avec le temps, elle valorise l’ouverture, la curiosité et un goût pour la différence de l’autre.
Ce n’est qu’ainsi qu’on crée une société apaisée. Mais avant cela, il faut que le gouvernement fasse preuve d’un courage politique et aille contre la volonté de certaines voix réactionnaires.
La démocratie n’est pas le diktat d’une majorité, par ailleurs supposée, c’est la protection de la pensée et de l’exercice de chacun. Et je revendique ma place en tant que cinéaste algérienne qui veut exercer son art librement.
Je ne suis pas là pour représenter la pensée de tout un pays, à travers ce que je réalise, je partage mon imaginaire et ma vision du monde avec ceux qui souhaitent en discuter dans une salle de cinéma.
Mon père s’est battu pour que je sois un être libre et émancipé, capable d’un regard critique quand cela est nécessaire. C’est cela être révolutionnaire.
Cette loi conforte la précédente loi de 2011, selon laquelle je n’ai pas le droit de raconter l’histoire de mon père sans obtention de l’aval du ministère des moudjahidines. C’est une réquisition pure et simple de son histoire au nom du récit national.
C’est simplement liberticide. À l’inverse, la loi sur le cinéma nous invite à nous enfermer dans des constantes vagues qui nous empêchent de créer et de questionner le monde.
Par ce projet de loi, on fige et on assigne les cinéastes à une pensée unique, laquelle est infectée par le projet des islamistes qui récupèrent la révolution algérienne pour justifier leurs arguments.
Avec ce projet de loi, nous ne pourrions pas tourner des films comme « Hassan Terro » ou « L’Inspecteur Tahar ».
Où en êtes-vous de vos projets actuellement ?
J’ai deux films en route, l’un qui est en plénière pour une aide au développement du Centre national de cinématographie en France et le second qui a obtenu l’avance sur recettes du même centre.
J’espère les tourner tous les deux en Algérie, mais au vu de ce qui se passe, je crains de ne pas obtenir d’autorisation de tournage et de devoir renoncer à l’idée d’une coproduction algérienne.
J’ai créé ma boite de production, Zoudj Doro, pour pouvoir postuler aux fonds étrangers, notamment ceux du monde arabe (Qatar / Arabie Saoudite…), et afin de peser dans les contrats de coproductions avec la France et négocier une partie de la chaîne des droits pour l’Algérie.
Mais rien dans cette loi ne m’encourage à poursuivre dans cette voie. Je songe même à fermer ma société et à faire mes films avec des pays comme la France, la Belgique, l’Arabie Saoudite, le Qatar….
L’Algérie se trouvera ainsi privée d’une filmographie et de visibilité dans les festivals internationaux ces prochaines années.