Jeune Afrique Algérie – Avec son nouveau livre, « Un rêve, deux rives », la journaliste et communicante revient sur la trajectoire de son père, engagé auprès du Front de libération nationale (FLN), et sur sa propre enfance, dans une cité française.
Quel homme se cache derrière le père ? C’est la quête menée par la journaliste Nadia Henni-Moulaï dans Un rêve, deux rives. Enfant d’une cité d’Ile-de-France, née à la toute fin des années 1970, elle retrace une enfance et une adolescence dans le récit fantasmé d’une « Algérie, paradis perdu » de son père tout en réfléchissant à sa place dans une France multiculturelle qui ne s’assume pas. En plongeant dans les archives familiales, elle découvre le destin de son paternel, depuis la Kabylie jusqu’aux rangs des indépendantistes algériens à Paris. Un récit de transmission, entre la France et l’Algérie, qui recompose les histoires qui font l’Histoire.
Jeune Afrique : Quel a été le déclencheur de ce récit romancé, dix ans après votre premier livre 1954-1962 La Guerre d’Algérie. Portraits croisés ?
Nadia Henni-Moulaï : J’ai toujours su que j’écrirai sur mon père. J’ai très vite perçu les ressorts romanesques de son parcours, personnel et politique, entre la France et l’Algérie. Dans le premier recueil de nouvelles sur la guerre d’indépendance, j’abordais à peine la vie de mon père, mais il était présent. Ensuite, j’ai créé un média et publié des centaines d’articles… En 2019 j’ai rencontré l’éditeur de Slatkine et compagnie. Je lui ai parlé de mon père, et il m’a demandé si je pouvais écrire sur lui. C’était le moment.
Dans quelle mesure vouliez-vous raconter, au-delà de l’histoire paternelle, une autre histoire de l’immigration algérienne en France ?
On a cette idée que tous les Chibanis sont venus en France dans les années 1960-1970 pour fuir la misère. L’histoire de mon père n’est pas celle-là. C’est celle d’un homme né en 1925 qui a la fureur de vivre. Il fuit la Kabylie, il traîne d’abord dans les faubourgs d’Alger, il vagabonde un peu, fait du stop, dort parfois à la belle étoile. Paris, c’était un rêve pour lui. Il n’est pas venu, en 1948, pour trouver du travail. D’après ce que je sais, il vient d’une famille qui vivait convenablement. Je suis donc un peu en décalage avec les gens dont les parents ont connu une migration économique. Ce n’est pas la même génération. Mon père avait l’âge de pouvoir être mon grand-père, qui, lui, est né en 1866 et est mort en 1936 sans jamais avoir connu l’Algérie libre. Quant à mon père, il a été indigène jusqu’à ses 37 ans.
Vous apprenez, après sa mort, que c’était un indépendantiste membre du Front de libération nationale (FLN) à Paris. Quel était son rôle ?
Mon père n’a jamais dit qu’il était un combattant. Je raconte, au début du récit, le moment où, un peu avant sa mort, il me montre un revolver et me parle par bribes. Il y avait aussi les albums photos à disposition, à l’époque où il fréquentait les cafés parisiens, là où s’est joué le frémissement de l’indépendance. Ce ne sont pas des ouvriers en bleu de travail sur les photos, non, ils ressemblent plutôt à des « parrains siciliens ». Je voyais bien qu’il n’était pas « monsieur tout le monde » avec cette image de retraité d’immeuble qui fait son marché et que tout le monde connaît.
Quand décidez-vous d’enquêter sur cette vie qu’il ne vous a pas transmise ?
Ce n’était pas un secret, mais ce n’était pas raconté. Fouiller les archives familiales m’a conduit à fouiller celles de l’État. J’accède aux archives de la police judiciaire pour ce livre, presque 20 ans après sa mort. J’apprends qu’il a été condamné pour atteinte à la sûreté de l’État, ce qui corroborait quelques archives familiales. Mon père a été « choquiste » du FLN [la branche armée du FLN, NDLR]. Il faut savoir que, sans les cotisations des Algériens de la métropole, la guerre d’indépendance aurait peut-être pris un autre tournant.
Ce livre m’a poussé à voir au-delà de l’image que j’avais de mon père, avec qui je n’avais pas toujours des relations faciles, et à le regarder comme un objet historique. N’était-il pas conscient d’avoir touché la grande Histoire ou a-t-il voulu mettre tout son parcours sous le tapis parce qu’il était en France ? Un jour, lors d’une conférence de rédaction, un journaliste a dit : « Peut-être que dans les familles algériennes, on fait grandir les enfants dans une sorte de ressentiment par rapport à la France. » C’est une contre vérité. Nos parents savent que la France a été une chance pour nous. Ils nous ont préservés d’une sorte de schizophrénie qui vient plutôt de la République que des familles en question. Nous n’avons pas grandi dans la haine de la France.
Ce livre m’a poussé à voir au-delà de l’image que j’avais de mon père, et à le regarder comme un objet historique
Vous racontez, par le prisme de l’enfant qui devient adulte en France, cette bascule due au regard posé sur vous.
Enfant, mon pays c’est d’abord ma cité. Et puis en grandissant, notamment à mon arrivée à La Sorbonne, je découvre l’ampleur du malentendu. Je découvre les strates sociales. Et en même temps, on est en 1998, j’ai mon bac, j’obtiens mon permis, c’est l ‘année de la coupe du monde… Tout semble possible. Et à mesure que j’avance, je prends conscience que ça va être plus compliqué. C’est très paradoxal parce qu’à cette époque je rentre aussi dans un réseau de personnes issues de l’immigration, les « Dérouilleurs », qui ont grandi en cité, qui ont fait des études… On sent que les choses bougent. Et puis il y a eu 2001 [année des attentats du 11 septembre, NDLR], Le Pen au second tour en 2002, les révoltes de 2005…
Face aux mécanismes d’assignation, vous revendiquez une certaine hybridité.
En France, je suis française, mais il y a toujours des moments où on te fait sentir que tu es exogène par rapport à un certain récit national. Je suis une incarnation de ce qu’un jour la République fut avec tous ses travers et ses contradictions. Quand tu es en Algérie, tu es l’immigrée. Finalement dans les yeux des autres, je ne suis à ma place nulle part mais j’ai décidé d’être à ma place partout. C’est ça l’hybridité. Nous sommes à ces croisements, qu’est-ce qu’on en fait ? Aujourd’hui on parle beaucoup de racisme, de discrimination, d’islamophobie et on serait tenté d’écrire un récit où on ne serait que des victimes.
J’ai été à des instants de ma trajectoire – et je le serai sûrement encore –, l’objet de racisme ou de rejet parce que je m’appelle Nadia et que j’ai des origines algériennes. Il faut le dire, le dénoncer. Pour autant, je ne me définis pas comme une victime. Ce n’est pas mon statut définitif. Je viens aussi d’une histoire héroïque que je raconte dans ce livre. Ce sont les récits qu’il faut changer. Ceux qui nient le racisme préfèrent se dire qu’ils ont des victimes face à eux plutôt que des héros…
Le Hirak, que vous qualifiez de sursaut et non de réveil a aussi été pour vous un « affranchissement de la peur ». C’est-à-dire ?
L’idée de réveil sous-entend que les Algériens étaient endormis. Ce n’est pas le cas. Les Algériens n’ont jamais cessé de se battre contre leur sort. Le sursaut, c’est plutôt comme un réflexe. Le 5e mandat d’Abdelaziz Bouteflika était le mandat de trop. Quand il y a eu ce soulèvement, j’ai été place de la République à Paris. Les profils comme moi, nés en France, étaient peu présents. Pourquoi ça me touchait autant ? Je parle mal l’arabe, à peine le kabyle, l’Algérie je n’y suis pas allée tous les étés et pourtant j’ai ce pays dans le cœur. Je pense que mon père nous a transmis quelque part son engagement, même par ses silences. Il nous a transmis une dimension de l’histoire algérienne et c’est moi qui l’écris.
Y a-t-il une écriture que vous avez envie de poursuivre ?
J’ai envie de continuer à utiliser mon histoire et l’Histoire pour éclairer le présent. J’aimerais travailler sur la conquête algérienne, et creuser les parcours des Kabyles qui sont venus en France métropolitaine au début du XXe siècle. Ce sont des gens, comme mon père, dont on a peu parlé. Cette génération dit des choses aujourd’hui comme le fait qu’on peut aimer la France sans perdre ses racines. Cette question de l’hybridité me passionne.