La grande marche d’Alger qui, chaque vendredi, draine au bas mot des dizaines de milliers de personnes, est empêchée pour la deuxième fois de suite. Le concept de « gestion démocratique des foules » a fonctionné et les manifestants n’ont rien pu faire face au dispositif sécuritaire déployé. Faut-il conclure dès lors à la fin du Hirak, ou tout au moins des manifestations de rue, principal mode d’action du mouvement populaire entamé il y a deux ans ?
C’est sans doute aller vite en besogne que de l’affirmer, tant le mouvement a montré des capacités à se régénérer, comme lorsqu’il a repris comme au premier jour, le 22 février dernier, après presque une année de trêve pour cause de crise sanitaire. Tout comme il est hasardeux de soutenir le contraire devant l’intransigeance des autorités, les dispositifs policiers qu’elles déploient et la manière forte à laquelle elles n’hésitent plus à recourir. Nul ne sait donc de quoi sera fait demain. Le Hirak pourrait bien n’être plus qu’une page qui se ferme dans le long combat du peuple algérien pour la démocratie, comme il peut continuer à peser sur la vie nationale, par les manifestations de rue ou d’autres formes d’action.
Du reste, le mouvement, né dans la contestation du cinquième mandat du président déchu Abdelaziz Bouteflika, a montré au fil des semaines et des mois que son essence principale est le désir partagé de changement. Et ce désir continuera à être partagé et exprimé d’une manière ou d’une autre tant que le changement réclamé n’aura pas survenu. En d’autres mots, si le pouvoir parvient réellement à mettre fin aux manifestations hebdomadaires, il n’aura fait, au bout du compte, que casser le thermomètre à défaut de faire baisser la fièvre. Il y a bien un malaise dans la société et le mécontentement est une réalité que ne nient pas mêmes certaines voix officielles.
Le pays s’apprête à se doter d’un nouveau Parlement et la fin ou non des manifestations ne changera rien à la participation des citoyens au scrutin. Le référendum sur la révision constitutionnelle du 1er novembre dernier avait eu lieu dans un contexte de mise en veille des marches, mais près de quatre Algériens sur cinq l’avaient boudé. Le boycott est une des alternatives à portée de main de la contestation, sans traitement sécuritaire possible. Un vecteur d’espoir qui a canalisé la colère sociale le risque immédiat est donc à ce niveau : doter le pays d’un Parlement mal élu, duquel sera issu un gouvernement sans plus de légitimité, avec comme principale mission de gérer un contexte économique et social pour le moins difficile. Autrement dit, de convaincre la population de faire preuve de patience et d’ajourner ses revendications de travail, de logement, d’un meilleur pouvoir d’achat… Le malaise n’est, en effet, pas que politique. Il est aussi, et surtout, social. Ces deux ou trois dernières années, le pays a cumulé les facteurs du recul de sa santé économique : baisse des prix du pétrole et de la production d’hydrocarbures, crise sanitaire qui a freiné davantage une activité qui ne carburait pas franchement, fermeture d’entreprises pour des raisons judiciaires ou économiques, instabilité politique, désinvestissement, fonte des réserves de change.
Et il n’a échappé à personne que, paradoxalement, c’est durant cette période que la colère sociale s’est le moins exprimée. Les mouvements sociaux, grèves et coupures de routes, étaient plus fréquents dans les années du pétrole cher. Le paradoxe ne peut s’expliquer que par l’effet du Hirak et de l’espoir qu’il a suscité. Dans les interventions des acteurs du mouvement ou les slogans des manifestants on a entendu tel un leitmotiv la nécessité de mettre de côté les soucis sectoriels à chaque fois qu’une catégorie sociale ou professionnelle est tentée de faire entendre son désarroi.
L’idée était de concentrer l’effort sur le changement politique duquel découlera la solution au reste des problèmes. On se souvient que même les harragas avaient subitement cessé de prendre la mer dans les premières semaines du Hirak. Quand bien même il a contesté le pouvoir avec véhémence et parfois jusqu’au chauvinisme, le Hirak a servi de vecteur d’espoir qui a canalisé toutes les colères, toutes les frustrations et évité au pays les affres de l’explosion sociale. Qu’en sera-t-il une fois qu’il aura cessé d’être sur le terrain dans un pays où les espaces d’expression libre sont fortement réduits, pour ne pas dire inexistants ? Prévoir la suite des événements à ce stade est un exercice difficile, mais il n’en reste pas moins que la fin du Hirak risque de ne pas sonner le retour de la stabilité.