Après l’établissement, en décembre 2020, des relations diplomatiques entre le Maroc et Israël, le rôle du roi Mohamed V durant la seconde guerre mondiale est devenu une arme du soft power et de la diplomatie que le royaume déploie pour légitimer et asseoir la « normalisation » des rapports entre les deux pays, qualifiés d’« historiquement à part ». La vérité est pourtant loin de cette fresque romancée dont l’objectif est de présenter le royaume du sultan Mohamed V comme le seul pays à avoir véritablement épargné à « ses » juifs la lâcheté vichyste. La réalité est bien plus complexe.
Le 3 octobre 1940, soit quelques mois seulement après le début de l’occupation de la France par l’Allemagne nazie, le décret-loi « portant statut des juifs » est adopté par le gouvernement de Vichy. Il donne une définition « biologique » de la soi-disant « race juive » et consacre l’un des fondements de la « Révolution nationale » prônée par le maréchal Philippe Pétain. Le même mois, la « loi relative aux ressortissants étrangers de race juive » a pour objectif, entre autres, l’organisation de l’internement des juifs étrangers vivant en France.
Trois dahirs signés par le souverain
Notons que pour que ces deux textes s’appliquent dans tout l’empire colonial français, les autorités de Vichy avaient tenu à en assurer l’exécution en Afrique du Nord où existait depuis des siècles, aussi bien au Maroc, en Algérie qu’en Tunisie, une importante communauté juive. Selon un recensement établi en 1948 par les autorités du protectorat, plus de 300 000 juifs vivaient de manière permanente au Maroc
Ces trois dahirs (décrets royaux) antijuifs sont alors édictés par les autorités de Vichy et signés sans la moindre résistance par le sultan Mohamed V : le dahir du 13 octobre 1940 (10 jours seulement après l’adoption du premier « statut des juifs »), le dahir du 5 août 1941, et enfin celui du 19 août 1941 :
— le premier interdit explicitement aux juifs marocains l’accès à la fonction publique, y compris à l’enseignement. Selon les chiffres officiels consultés par nos soins, plus de 500 israélites « sujets de Sa Majesté chérifienne », selon la formule consacrée, ont été exclus de l’administration publique en application de ce dahir ;
— le second, le dahir du 5 août, interdit aux juifs marocains l’exercice d’un grand nombre de professions dans les domaines de la finance, du journalisme, du théâtre et du cinéma, ainsi que les fonctions d’avocat et de médecin. Dans un document officiel datant de novembre 1941, on peut lire : « Le prochain numéro du Bulletin officiel publiera deux arrêtés viziriels reportant au 31 décembre 1941 la date à laquelle les Juifs devront avoir abandonné les professions, fonctions ou emplois qui leurs sont interdits. »
Réintégrer les mellahs des médinas
Enfin, le dahir du 19 août 1941 est incontestablement le plus ségrégationniste puisqu’il ordonne aux juifs marocains de quitter leurs domiciles en « ville nouvelle » pour réintégrer les mellahs des médinas, populaires et exigus. L’article 1er de ce dahir est à la fois précis et éclairant : « Les juifs sujets marocains occupant, à quelque titre que ce soit, dans les secteurs européens des municipalités, des locaux à usage d’habitation, devront […] évacuer lesdits locaux dans le délai d’un mois, à dater de la publication du présent dahir au Bulletin officiel. » :
Empire chérifien, protectorat de la France au Maroc, Bulletin officiel, no. 1504, 22 août 1941 ; p. 857
Si une telle décision ne s’apparente pas à une déportation, il s’agit bien d’un déplacement-déclassement social des juifs marocains. Treize jours après l’adoption du dahir du 5 août 1941, le commissaire général aux questions juives Xavier Vallat débarquait au Maroc pour s’assurer de la bonne application du statut des juifs. Il fut reçu en grande pompe par « Sa Majesté chérifienne », qui ne lui exprima aucune inquiétude quant à ses sujets de confession juive. Vallat exprima même « sa satisfaction des mesures prises au Maroc pour la solution du problème juif »3.
Selon l’historien français Georges Bensoussan, auteur de plusieurs écrits sur l’histoire des juifs en pays arabes, le sultan Mohamed V « ne fait preuve d’aucune détermination à défendre les juifs : il ne rencontre les dirigeants de la communauté juive qu’une seule fois et en privé, au printemps 1942, pour leur dire qu’à titre personnel, il désapprouve les mesures de Vichy. En revanche, à titre officiel et publiquement, il ne prend aucune mesure en faveur des Juifs. Pire, il traduit les statuts des juifs en dahir chérifien ! »4
Une doxa fortement relayée en France
En dépit de ces éléments historiques, la propagande officielle, qui tend à présenter le grand-père de l’actuel roi comme le « sauveur des juifs » marocains, est épaulée par une poignée d’intellectuels, responsables politiques et journalistes proches du palais. À commencer par la célèbre écrivaine franco-marocaine Leila Slimani. Lors d’une émission diffusée par la deuxième chaîne officielle marocaine 2M le 19 septembre 2019, on la voit marchant côte à côte avec la présentatrice au musée de la Shoah à Paris, avant de lancer : « Vous savez sans doute que le roi Mohamed V qui s’est insurgé contre les autorités coloniales, les autorités françaises au moment de l’application des décrets contre les juifs a beaucoup protégé les juifs marocains et a refusé qu’on applique ces lois aux juifs. Et il a été proposé, à l’époque, à Yad Vashem pour devenir un Juste lui aussi. » Et la présentatrice de renchérir : « Il a même répondu à Pétain qui lui demandait de livrer des juifs marocains qu’il n’y avait pas de juifs marocains, mais que des Marocains… » Contrairement à ce que dit cette présentatrice, il n’a jamais été question de « livrer » ou « ne pas livrer » les juifs marocains puisqu’une telle demande n’a jamais été formulée, ni par les autorités de Vichy ni par le régime nazi.
Cette doxa n’est pas l’apanage des intellectuels franco-marocains. Elle s’étend à ceux de la métropole, dont le plus emblématique est sans conteste le philosophe parisien Bernard-Henri Lévy. Dans une chronique au Point (1er septembre 2016) intitulée « Vive le roi », BHL fait l’éloge de l’actuel roi du Maroc en le présentant comme « le descendant du Prophète » et « le petit-fils du sultan qui, en 1942, fit honte à l’État français en se solidarisant avec les juifs du protectorat. »