Un convoi d’une dizaine de véhicules noirs descend la rue Didouche-Mourad. Accrochés aux flancs extérieurs des voitures, des hommes de la brigade de recherche et d’intervention (BRI) balaient du regard la principale artère du centre-ville d’Alger, devant des passants médusés. Vendredi 21 mai, le ton a été rapidement donné dans la capitale algérienne : la 118e marche hebdomadaire du Hirak, ce mouvement de contestation populaire déclenché en 2019, n’aura pas lieu. L’imposant quadrillage sécuritaire et les nombreuses interpellations ont étouffé les velléités des manifestants, certes moins nombreux que les semaines précédentes. Selon le décompte du militant Zaki Hannache, au moins 800 personnes ont été interpellées vendredi, dans 18 régions. La circulation des tramways algérois, des trains de banlieue et des trains interrégionaux a été suspendue toute la journée. Dans les quartiers populaires de l’ouest et de l’est de la capitale, aucune chance n’a été laissée aux personnes qui voulaient sortir manifester en direction du centre-ville. A Bab el-Oued, seule une poignée de protestataires a réussi à défiler dans certaines ruelles avant qu’ils soient dispersés ou arrêtés.
Entraves imposées aux médias
Dans le centre, les fidèles qui sortaient de la mosquée Al-Rahma ont été priés de quitter rapidement les lieux. Habituellement, ce sont eux qui donnent le coup d’envoi de la marche après la prière du vendredi. Non loin de là, toujours dans la rue Didouche-Mourad, le siège du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), un parti d’opposition, a été encerclé par la police alors qu’une centaine de militants du parti et de citoyens y avaient trouvé refuge. « Nous l’avons échappé belle. J’étais dans la rue quand nous avons vu de nombreux policiers se diriger vers le siège du parti. Nous sommes entrés et avons bloqué les portes », témoigne un jeune cadre du RCD qui a évité l’interpellation de peu.
A Alger, deux journalistes ont été immobilisés devant un commissariat pendant plusieurs heures par des policiers. Devant les commissariats du centre d’Alger, les fourgons blancs aux vitres grillagées ont poursuivi leur ballet, ramenant régulièrement les personnes arrêtées. Si des dizaines ont été relâchées en fin de journée, d’autres ont été placées en garde à vue et seront présentées au procureur dès dimanche et lundi, annonce le Comité national pour la libération des détenus (CNLD), une association qui vient en aide aux prisonniers d’opinion.
Contrairement aux semaines précédentes, au cours desquelles des vidéos montraient des policiers brutaliser des manifestants, cette fois peu d’images ont filtré des interpellations, en raison des coupures d’Internet et des entraves imposées aux médias qui couvrent encore le Hirak.A Alger, deux journalistes ont été immobilisés devant un commissariat pendant plusieurs heures par des policiers, qui leur ont confisqué leurs téléphones et leur carte de presse. L’un d’eux suivait les événements pour Radio M, une station dont le directeur a été placé sous contrôle judiciaire cette semaine. A Jijel, dans l’Est, le correspondant du quotidien francophone El Watan a également été brièvement interpellé.
Vide politique
En Kabylie, région traditionnellement frondeuse, la ville de Bouira a été le théâtre d’affrontements entre les manifestants et les forces de l’ordre, qui ont fait usage de gaz lacrymogène. « Je ne pense pas que cette histoire connaîtra une issue positive. Les gens sont prêts à en découdre… D’ici aux élections, le climat va être de plus en plus tendu », estime Abbès*, un habitant de la ville joint par téléphone. D’importantes manifestations ont en revanche eu lieu à Béjaïa et à Tizi-Ouzou. Des milliers de protestataires ont scandé leur opposition aux élections législatives prévues le 12 juin. Des panneaux d’affichages installés pour la campagne électorale, qui a débuté jeudi 20 mai, ont été décrochés par la foule. Certains militants du Hirak craignent d’ailleurs de voir la contestation populaire se réduire à cette seule région. « Ce serait vraiment dangereux. Ça ferait le jeu du pouvoir », explique Sofiane*, un militant de Béjaïa. Depuis le 9 mai, le ministère de l’intérieur soumet toute marche à l’obtention d’une autorisation préalable. Cela fait plusieurs semaines que la pression s’accroît pour empêcher les cortèges. Depuis le 9 mai, le ministère de l’intérieur soumet toute marche à l’obtention d’une autorisation préalable. Les violences policières et les centaines d’interpellations enregistrées le 14 mai avaient déjà contribué à démobiliser les foules. Certains manifestants ne cachent d’ailleurs pas leur déception. « J’en veux aux gens de ne pas être sortis en masse. La répression ne fonctionne pas si on est nombreux », explique une étudiante très active sur les réseaux sociaux.
Pour d’autres, le mouvement de contestation est destiné à durer et ne se résume pas aux marches du vendredi. « La nécessité et la volonté de changement sont là. Il faudra réussir à leur donner une forme politique. Je pense que ça arrivera bientôt, lorsque la crise sociale finira par nous rattraper », analyse Abbès, qui n’est, cette fois, pas sorti manifester. Amina, étudiante à Constantine, craint, elle, le « vide politique, qui peut tuer le mouvement ». « C’est ce vide qui est récupérable par le pouvoir ou par les extrémistes », estime la jeune femme. « Nous sommes un pays jeune, qui n’a jamais vraiment connu la stabilité. Le peuple était apolitique, il commence peu à peu à prendre conscience des enjeux, mais nous n’avons pas atteint la maturité politique », poursuit-elle. Selon le CNLD, au moins 127 personnes sont actuellement incarcérées pour des faits en lien avec le Hirak ou les libertés individuelles.